[Interview] Rencontre avec Jean-Denis GARO, International Integrated Marketing Director Mitel / President CMIT
- Kiss The Bride
- 15 juillet 2019
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« Mieux vaut s’attacher à utiliser des données fiables que rechercher toujours plus de données »
Les données pour Jean-Denis Garo, c’est un peu comme Obélix et la potion magique. Il est très tôt tombé dedans grâce à un long parcours dans les technologies et les télécoms où il a pu vivre l’explosion des données numériques à mesure que la connectivité de nos sociétés ne cessait de s’amplifier. International Integrated Marketing Director chez Mitel, un acteur mondial des télécoms, et président du CMIT (Club des marketeurs in tech), il fait partie des fins observateurs et connaisseurs des sujets de la technologie, de l’évolution des usages et du marketing. Il accepté de partager sa vision des tendances actuelle.
Vous estimez que le marketing B2B est en train de se transformer radicalement et qu’il n’obéit plus aux codes qui l’ont longtemps régi. Pourriez-vous expliciter votre constat ?
Jean-Denis Garo : Le marketing B2B subit effectivement trois grandes transformations : spécialisation, centralisation et internalisation.
La digitalisation des approches marketing a engagé une vague d’automatisation des process et une multiplication des outils tels que l’ABM (Account Based Marketing), la DMP, le social listening, le marketing automation, etc. Ce phénomène a sonné le glas du marketeur généraliste, qui a été remplacé petit à petit par le spécialiste. La complexité des outils et leur constante évolution requièrent un niveau d’expertise bien plus exigeant. Ce nouveau profil de marketeur est plus scientifique, plus analytique aussi. La recherche éperdue du ROI en entreprise et au sein du service marketing en particulier amène à un marketing centré et conduit par les données.
La centralisation est la conséquence directe de la spécialisation des équipes. L’entreprise ne peut couvrir tous ses territoires avec des experts. Elle centralise ainsi ces fonctions au sein du corporate, abandonnant un peu l’idéal d’un marketing « glocal » déconcentré. Cette centralisation est d’ailleurs renforcée par l’approche globale des entreprises (un lancement produit est mondial, à l’ère de l’Internet pour tous, les frontières sont effacées) et le besoin de planification réactive favorise ce phénomène.
Internalisation enfin, car celle-ci leur promet plus de cohérence dans le déploiement des tactiques marketing, qui sont ainsi mieux intégrées à la stratégie de l’entreprise.
En quoi l’exploitation de la data a-t-elle chamboulé l’approche stratégique du marketing dans le B2B ?
J-D. G : La data est devenue le principal indicateur de performance du marketing et un enjeu majeur à l’aulne de la data gouvernance et de la réglementation en matière de données (RGPD). Ces dernières ont d’ailleurs particulièrement mobilisé les équipes marketing en 2018 et toujours en 2019.
On entend parfois cette rengaine assénant que la moitié des investissements marketing sont rentables, mais que l’on ne sait pas identifier quelle est cette moitié ! Avec une approche orientée data analytics, on s’approche un peu plus de la vérité.
La difficulté réside surtout dans le « comment exploiter cette donnée ». Selon le rapport de PWC (« Du Big Data à l’Intelligence Artificielle », 2018), 20% à 35% des pertes de chiffre d’affaires sont dûes à une mauvaise exploitation des données. Mais plus inquiétant dans l’exploitation de cet or noir du digital, c’est que la plupart du temps les données sont erronées. Ainsi, selon une étude Netvigie 2018, 84% des entreprises interrogées affirment avoir déjà̀ exploité des données non fiables !
Pourtant, l’exploitation des données devient plus simple et les technologies autour de l’IA facilitent grandement ce travail. Enfin, les techniques de data quality, avec pour objectif de nettoyer et rendre exploitables les données, vont concrètement faciliter le travail du marketeur ou du data analyst de l’équipe marketing.
On assiste à une montée en puissance des agents conversationnels, les fameux chatbots, pour renforcer la puissance relationnelle d’une marque avec ses consommateurs. Le rapport Gartner prédit qu’à l’horizon de 2020, 30% des entreprises du B2B utiliseront l’IA pour augmenter leur processus de vente. Pensez-vous que cette technologie souvent enrichie d’intelligence artificielle puisse avoir autant d’avenir et d’impact dans une stratégie de marketing B2B où le facteur humain demeure prépondérant ?
J-D. G : Il y a beaucoup de fantasmes autour de l’IA, du machine learning, du deep learning et les experts auto-proclamés fleurissent sur les réseaux. D’ailleurs, peu de projets concrets et maîtrisés aboutissent. Reste que les agents conversationnels vont prendre une place de plus en plus importante au sein de la relation client. Ils répondent à un besoin particulier d’informations des utilisateurs en mode selfcare. Ces derniers cherchent à accéder à des informations, à leurs comptes en mode self-service et en autonomie, quelle que soit l’heure de la journée. Ce type de consommation est ainsi plébiscité lors des micro-moments (une file d’attente, un trajet en transport, etc.). L’idée est d’offrir un service asynchrone offrant une réponse quasi simultanée (on parle de fast asynchrone ou asynchrone rapide) aux consommateurs. D’ailleurs, ces derniers ne sont pas opposés à ce type de relation dans le cas des achats en ligne. 78% d’entre eux sont satisfaits d’avoir affaire à des systèmes automatisés et 72% des clients s’attendent à ce que le centre de contacts les connaissent1
Mais l’humain va rester important, en particulier pour gérer les problématiques plus complexes. Serge Tisseron nous rappelle que2 « L’IA est d’autant mieux acceptée qu’elle passe inaperçue ». Ainsi, un chatbot ne doit pas avancer masqué et se faire passer pour un humain. Une étude menée par des chercheurs du MIT et de l’Université des sciences sociales et humaines de Varsovie montre en effet que la défiance des clients augmente à mesure que le chatbot cherche à devenir plus « humain ». Nul doute que l’IA, au travers de la contextualisation et la connaissance approfondie de ses clients, va permettre à l’humain d’être augmenté pour une meilleure expérience du consommateur. Mais celui-ci ne sera pas totalement remplacé par l’IA.
Le content marketing s’est imposé comme un axe majeur des stratégies marketing, particulièrement dans le B2B où les clients sont extrêmement férus de contenus qualitatifs pour forger leurs décisions. Quels leviers sont à considérer afin que ces contenus puisent générer des leads et de l’engagement de la part des clients ?
J-D. G : Depuis des années et selon diverses études, entre 60% et 70% du contenu produit ne sera jamais vu ni utilisé. Avec l’infobésité ambiante et la défiance grandissante envers les marques, ce chiffre ne risque pas de s’améliorer. Pourtant les clients du B2B sont effectivement en recherche de contenus à forte valeur ajoutée parce que les biens qu’ils achètent (ou consomment en mode cloud) sont souvent plus complexes que les biens de grande consommation.
Le content marketing n’est pas une stratégie en soi, mais bien un riche arsenal de leviers (blog post, vidéos, infographie, livre blanc, témoignage client…) au service d’autres tactiques que sont l’inbound, l’ABM (Account Based Marketing), le social selling, etc. L’engagement est le Graal de tout contenu. Au travers des conversations, des commentaires ou du partage de ces contenus, il sera le moyen de mesurer (identifier, qualifier, scorer…) l’intérêt d’un prospect ou d’un client. Pour donner le plus de chance à un contenu d’être adopté, ce dernier doit être personnalisé et contextualisé. Votre interlocuteur doit comprendre que l’on s’adresse à lui pour une bonne raison et doit aussi comprendre pourquoi vous vous adressez à lui.
Laisser des commerciaux (ou des marketeurs) copier-coller des messages type sur LinkedIn et appeler cela du social selling, c’est un peu comme laisser pratiquer une chirurgie du cerveau à un aveugle. C’est aussi gâcher des investissements importants réalisés pour la création de contenus. Créer un ou plusieurs contenus ne représente que 10% du chemin à parcourir pour les transformer en leads, puis en commandes. La créativité doit être aussi mise au service de la promotion de vos contenus. L’économie de l’attention est finalement le vrai sujet du contenu.
Avec l’explosion sans cesse exponentielle des données clients, sur quoi et quel type de données doit avant tout se focaliser un marketeur B2B pour éviter de s’éparpiller et d’amoindrir l’efficacité de ses programmes relationnels avec ses clients ?
J-D. G : Aurélie Jean, à l’occasion de l’#OBSummit en avril dernier, résumait parfaitement la feuille de route du marketeur : « Alors qu’on cherchait à atteindre son client par le digital, on cherche à présent à le comprendre par la data ». Avec l’hyperpersonnalisation nécessaire, le travail sur les personas devient incontournable. D’autant plus que les identités sociales sont multiples et qu’un persona est bien plus complexe à construire qu’il n’y paraît.
Le contexte et l’environnement sont ainsi devenus déterminants dans le parcours client, ce sont des données importantes à considérer. Les représentations collectives pèsent sur les représentations individuelles des consommateurs et l’influence bouleverse chaque jour un peu plus les certitudes des marketeurs. Il devient de moins en moins aisé de cerner le profil d’un consommateur à un temps T, ou les liens d’influence qui vont guider sa décision. Les leviers d’influence (ou par extension les influenceurs) sont aussi des données qu’il convient d’intégrer à son analyse. Ces liens d’influence sont malheureusement diffus et volatiles, la plupart des marques ayant perdu leur pouvoir d’influence au profit des pairs, de la famille, des voisins, etc. Finalement les données exploitables sont infinies.
Et aujourd’hui tout devient excuse à capter des données des consommateurs. Chaque geste sur Internet est tracé, classé, analysé, archivé. Bruno Patino s’inquiète de ce phénomène3: « Nous sommes devenus les mines à ciel ouvert que forent les outils numériques à chaque fois que nous les utilisons (…) La surveillance de nos vies est l’extension « naturelle » de la publicité ciblée ». Mais nous n’avons pas tous accès aux algorithmes, aux réservoirs de data de Google, Facebook, etc. Et il faut éviter de tomber dans le piège de rechercher toujours plus de données et de les collectionner; il vaut mieux s’attacher à utiliser des données fiables et de qualité et enfin, faire vivre ses données existantes. En une phrase : avant tout consolider et capitaliser sur les données existantes.
1 – Interactions – Analysing the future of customer care, 2017
2 – Serge Tisseron – Petit traité de cyber-psychologie, Le Pommier, 2018
3 – Bruno Patino – La civilisation du poisson rouge, Grasset, 2019
>> Une interview à lire et re-lire dans le magazine Data & Émotion #2, rédigé avec INfluencia !
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